lundi 7 septembre 2009

Biographie non autorisée



Voilà que le premier bouquin que j'ouvre dans l'avion de Singapour... je tombe sur ma biographie ! Tout au moins dans les premiers chapîtres, car, ensuite (et même avant), l'auteur a pris quelques libertés. Jugez vous-même !

"chapître I

Chaque famille classique se doit d'avoir un raté : famille sans raté n'est pas vraiment une famille, car il lui manque un principe qui la conteste et lui donne sa légitimité.

L'oncle a quarante ans et vit dans un studio de trente mètres carrés : c'est comme une chambre d'enfant, mais sans parents. La surface occupée par l'oncle est inversement proportionnelle à son âge : quand il avait trente ans, il disposait d'un appartement de cinquante mètres carrés.

L'oncle souhaite que sa mère aille poursuivre chez les morts sa passion pour les maladies et ses bavardages inintéressants. Non qu'on s'ôte ainsi de l'âme une telle écharde, mais la disparition physique d'une personne procure certainement des avantages définitifs.

L'oncle a accumulé des erreurs de parcours réjouissantes, qui confortent la famille dans ses choix justes et nobles : chômage, divorce, absence de descendance, concubinage avec des femmes divorcées, insertions ratées dans des foyers monoparentaux, etc.

L'oncle a été dans les meilleurs institutions, mais n'a pas produit les fruits qu'on en attendait. Car, reconnaissons-le, un enfant reste un investissement. Autrefois, époque bénie, la mortalité infantile se chargeait d'éliminer de braillantes erreurs. Le père de l'oncle, fervent polémologue, évoque avec une certaine nostalgie l'heureux temps où les guerres estivales, chaque année, jouaient aussi leur rôle dans l'extermination d'un excédent de jeunes mâles. Aves les progrès de la médecine et de l'hygiène, avec la raréfaction des conflits dans les pays riches, c'est à la famille que revient le rôle d'étouffer, à huis clos et bien plus subtilement, les branches pourries. Quoi qu'on en dise - aimons ce genre de formules... -, une famille classique est d'abord une machine à sélectionner, et d'enfant en enfant, elle réagit plus ou moins heureusement dans sa façon d'accueillir une vivante nouveauté.

Outre ses errements sociaux, dont la sanction la plus irréfutable est sa scandaleuse absence de bonheur et d'enfants, l'oncle réunit sur sa personne une série de tares classiques : il fume environ quarante cigarettes par jour, soit, en admettant qu'il ait accès au sommeil, deux et demie par heure. Il boit. Il est vélléitaire. Il est sexuellement obsédé.

L'oncle incarne donc admirablement la figure du raté indispensable à l'équilibre de la famille, en ceci qu'il s'est écarté - ou l'a-t-il été ? - de toute fonction reproductrice, et qu'il offre aux siens l'inquiétante et désirable image d'un décalage exotique. Il est fils et oncle, il a nièces et neveux, mais en aucun cas il ne peut prétendre être père, bien qu'à quarante ans le désir d'enfant le tourmente presque autant qu'une femme : mais à cet âge un homme se heurte à une limite, qui n'est certes pas physiologique mais symbolique.

Ecrivant ces lignes, un matin de février, il suçote une bière avec extase, avec le sentiment ancien et joyeux d'avoir malgré tout raison. Il est midi. Il y a du soleil. La bière fraîche coule le long de son coeur.


chapître II

Par où commencer ? Ainsi commencent les mauvais livres, les livres ratés. Mais, avec l'âge et la certitude d'avoir de la valeur, on manipule sans danger les clichés.

Car l'oncle a eu de la valeur. Du moins, on entretient sournoisement cette légende : une famille qui prétend à l'exception produit nécessairement un raté de grande envergure. L'oncle est potentiellement la plus grande réussite de la famille, un investissement à très long terme pour un risque minime. Combien de fois lui fallut-il entendre qu'il aurait pu accomplir ceci ou cela au royaume des choses intellectuelles ? Mais l'oncle n'a aucun honneur, ses résolutions du matin s'effondrent au crépuscule comme du sable. Son âme est "inerme et languissante", selon l'expression d'un enviable Portugais, poète, fumeur d'opium, auteur d'un seul recueil, qui alla s'avachir agréablement à Macao vers 1900 en compagnie d'une Chinoise et d'une tuberculose.

Observons donc une famille classique composée de cinq membres. Notons avec étonnement que sur les trois fils un seul a fait oeuvre de descendance : quelle famille peut s'enorgueillir d'un tel optimisme, d'une telle pulsion de vie ? Produire deux êtres humains réclama la coopération de pas moins de six personnes, en comptant l'aide d'une généreuse génitrice qu'on se résigna à importer par nécessité. Mais peut-être faut-il ajouter au nombre des conditions qui favorisèrent une productivité si extraordinaire les quelque dix mille volumes savants, la trentaine d'années supérieures, essentiellement masculines, que possède au total cette brillante fourmilière ?

Chaque être visiblement une tendance à émettre des jugements sur les autres, généralement négatifs, et à raisonner en termes de hiérarchie. Le but de celui qui raisonne ainsi est bien évidemment de dominer les autres, ou de croire qu'il les domine. A cet égard, la famille de l'oncle est une fabrique de jugements et de hiérarchies très performante. Son terrain est la chose intellectuelle. Pour d'autres familles, ce sera l'argent, ou le pouvoir, ou une quelconque position sociale. Parfois, toutes les conditons sont réunies. Le sommet intellectuel de la famille de l'oncle est l'ainé, sur qui se sont concentrés tous les investissements. Perchée sur son rocher comme dans un zoo, la famille lance des anathèmes et compatit aux échecs : le monde se divise en concours, grandes écoles, rangs, disciplines nobles et vulgaires, carrières, etc. Prenons un exemple : vous êtes professeur. Pour approcher l'Olympe d'où l'on vous considère avec amabilité et ironie, il vous faut répondre à des critères somme toute banals, du moins aux yeux de votre juge : tel concours, telles discipline incluant le grec et le latin, telle école prestigieuse, tel rang. Admettons que vous ayez franchi ces étapes : l'on vous écoutera soudain distraitement, avec un sourire navré, si l'on apprend que cette école prestigieuse n'est pas située dans la rue à laquelle on pensait. Quelle rue ? La rue. Mais soit... Admettons que votre école soit dans cette fameuse rue. La sympathie vous est acquise, on sent une camaraderie détendue. Mais un second interrogatoire vous attend : discernez vous de la compassion chez votre interlocuteur ? c'est que votre carrière, vos publications sont sympathiques, mais un peu éloignées de l'idée qu'on se fait ici du sommet. Un sommet aussi médiocre que le coeur de celui qui raisonne ainsi.
..."
Pierre Mérot, Mammifères, Flammarion 2003 (ou J'ai lu 2005).

Alors ? ;-))

1 commentaire:

  1. Il faut lire la suite comme le dit le texte. Introducion en fanfare d'une apologie de l'Oncle très banale...Alors...Alors la suite se doit d'être meilleure comme le dit Pierre Mérot. Pas la suite dans le temps...juste le détail de la biographie...Non?

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